Mariage ombrageux
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Mariage ombrageux
Je m'appelle Maxime. Moi, les mariages, ça ne me fait plus pleurer depuis longtemps. Je suis de nature contrariante. C’est ainsi. Je ne lutte pas contre ce penchant, je l’entretiens aussi régulièrement qu’un haltérophile, ses deltoïdes. Il me faut chaque jour éprouver l’évidence, ôter le fard, guetter le lapsus, érafler les dogmes.
La mise en scène du bonheur ne m’émeut plus, mais elle me fascine toujours. Aussi, je ne décline jamais une invitation. Il m’arrive même souvent de frauder, lorsque le week-end s’annonce morose, et de me fondre aux convives, le téléphone portable à l'affût. Je serre des mains, j’embrasse des joues lisses et fripées, je savoure le spectacle en m’empiffrant au buffet pendant les temps morts. Le blanc est partout : Mouvant en cascade sur la mariée, solennel et immaculé, en nappe sur les tables, en projection sur les grains de riz, élégant et ourlé sur les bouquets de grands lys. C’est surtout un écran, un décor planté entre verdure et vieilles pierres, où chacun est tenu de jouer un rôle d’apparat. Il y a les démonstratifs qui parlent fort et se sentent chargés de faire régner la dictature du bonheur. Lorsqu’ils vous saisissent par les épaules, vous savez qu’ils ne vous lâcheront pas avant l’éclosion timide d’un sourire de circonstance. En général, je ne m’en tire pas trop mal en m’aidant d’une banalité pointée vers le ciel : Une expression pour chaque variation climatique. Les démonstratifs ne sont pas très regardants sur l’originalité des propos : ils sont toujours pressés d’accoucher d’autres sourires ailleurs. Lorsque l’un d’entre eux, remarque mon œil espion et passe devant, j’évite de le filmer. C’est aussi lié à ma nature contrariante. Prenez une photo de groupe, par exemple. Eh bien mon regard s’attarde immanquablement sur les modestes et les fuyants, ceux dont une partie du visage est mangée par celui d’un autre, ceux qui sortent du cadre parce qu’ils ont rappliqué in extremis et de mauvaise grâce en cédant à la pression ambiante.
Le blanc est partout et j’incarne le gris. Je suis l’ombre sur l’écran. Je n’ai d’yeux que pour les loosers, les erreurs de casting, les endimanchés sans grâce, les danseurs ridicules. Je guette les ratés, les chutes, les nez qu’on cure, les culottes que l’on rajuste, les pets sonores, les postillons qui s’échouent aux commissures des lèvres, les sourires moqueurs et les ressentiments affichés. J’enregistre et je compile mes séquences comme on broie les fleurs pour en extraire l’essence. Il m’arrive parfois d'envoyer le résultat à des intimes et leur hilarité me rassure quant à la singularité de mon hobby. Nombreux sont ceux qui regrettent de ne pas posséder une version satyrique de leur propre cérémonie. Il se peut que je les surprenne un jour en leur postant une version de leur plus beau jour en pièce jointe.
Je me rabats en général sur les seconds rôles, moins attentifs à l’œil espion, mais les cérémonies les plus réussies sont celles où les mariés eux-mêmes, empêtrés dans le doute ou l’émotion, chutent lourdement ou s’enivrent au point de créer des incidents regrettables. Je ressens un bonheur intense à voir sombrer le navire. Il m’arrive parfois même d’en percer la coque. Je m’explique. Je suis celui qui porte des verres de champagne aux nez qui rosissent, celui qui véhicule les propos maladroits, celui qui encourage les gaffeurs et les cuistres, celui qui aiguise la grivoiserie et la perfidie dès qu’il les sent poindre. J’ajoute ma couleur personnelle, mon ombre grise. Je plante la graine de la discorde en espérant le naufrage du grand paquebot blanc. Lorsque cela fonctionne, je le consigne sur un carnet et développe en rentrant chez moi, la nature et la portée de mon intervention. C’est une entreprise risquée qui demande concentration et discrétion. Mon fait d’armes le plus marquant ? Sans doute un échange de gifles entre les pères des époux respectifs. Je ne m’en lasse pas. La première baffe avait surpris sans faire vaciller, mais la réplique cinglante et brutale avait projeté l’agresseur, plutôt chétif, au milieu d’une assiette garnie de profiteroles. Tout cela filmé en gros plan, du début à la fin de la rixe. Je n’avais pas eu beaucoup à œuvrer en amont. La graine était déjà plantée. J’avais juste déplacé un peu plus des propos mettant en doute la vertu de la mariée, et l’honneur bafoué avait fait le reste.
Ma copine ne partage pas mon hobby. Elle a fait preuve de tolérance, mais c'est assez tendu depuis quelques mois lorsque j'annonce que je vais couvrir un mariage. Les premiers temps, elle m'accompagnait et cela donnait lieu à des moments crapuleux pendant ou après la fête. Maintenant, elle me traite de grand malade et je dois louvoyer pour assouvir mon vice. Hier après-midi, elle est partie furibonde en claquant la porte à l'annonce du programme du week-end. Il s'agissait pourtant d'un mariage où nous étions officiellement invités. Je crois qu'elle ne supporte pas mon manque d'engagement personnel. Je ne suis toujours pas prêt à mettre un genou à terre.
C’est un bon mariage aujourd’hui. J’ai déjà repéré quelques acteurs potentiels et Hervé, le marié, nerveux et empoté, suinte sous le soleil. Il rougit, et semble déjà être dépassé par les évènements. Il se pourrait qu’il finisse par chercher un peu de réconfort dans l'alcool. Je connais vaguement Sabine, la mariée. Rien à espérer de son côté. Elle agit en professionnelle, porte sa panoplie à la perfection et ne se dépare pas d’un sourire insolent. Elle n’a pas tremblé d’un pouce pour s’affirmer devant le maire et son maquillage est resté intact après un baiser furtif. En expert, je flaire le mariage de raison. A n’en point douter, il va y avoir des sous-entendus et de la perfidie parmi les convives.
Je félicite la mariée, pose une bise sur son maquillage waterproof et je prends Hervé par les épaules pour éviter ses mains moites. Il me rend un sourire gêné que je regrette de ne pouvoir immortaliser avec mon téléphone. Il bredouille.
_ Tu es venu seul ?
_ Oui, Estelle est devenue allergique aux mariages. Ça la rend morose.
Sabine me file un coup de coude dans les côtes.
_ Elle attend peut-être son tour depuis trop longtemps.
Je souris mollement. Ah, tous ces gens qui veulent absolument que vous fassiez la même erreur qu'eux. Je m'éloigne. Les enfants endimanchés se courent après. J'en croque un qui se fait secouer par sa mère pour avoir renversé du jus d'orange sur sa jupe. Rien de bien folichon à me mettre sous la dent. Je consulte mes messages, rien de neuf là non plus. Pour la forme, je relis le dernier sms injurieux d'Estelle. La phonétique dépouille le contenu de sa hargne. Ça sonne comme un comptine enfantine. Et puis j'aime son côté soupe au lait, alors je souris à nouveau, béatement cette fois-ci.
La nuit tombe et les promesses s'envolent. Quelques anciens s'assoupissent poliment. Le discours des proches, lénifiant, arrache quelques bâillements couverts par des applaudissements convenus et les enfants se gavent de sucreries. Je m'ennuie au buffet et avale deux kirs abandonnés en bord de table. Un bas filé remonte sur une cuisse intéressante. Je croque le tableau, et remonte vers un visage avenant teinté d'un léger reproche. Je rapproche immédiatement le téléphone de mon oreille et invente une conversation pour détourner son attention, mais la femme n'est pas dupe et je m'éloigne sagement. J'adopte la politique du repli, je papillonne autour des convives et tente de saisir au vol quelques potins dignes d'intérêt, mais je ne récolte qu'un maigre butin. Quelques rires farceurs sur d'obscurs absents, un plan de table sans anicroche, des beaux parents apprêtés et ravis. Un couple attire enfin mon attention. Le visage fermé et rageur de Célia et la mine contrite de Guillaume font vibrer l'espoir d'un règlement de compte. Je saisis un plateau et leur propose un verre qu'ils prennent tous deux machinalement. Célia me dévisage curieusement et Guillaume plonge dans son verre comme un poisson asphyxié. Ce sont des connaissances ; j'ai quelques scrupules à planter l'aiguillon entre-eux, mais la soirée est si lisse et je suis installé de manière à pouvoir saisir les deux convives en cas de grabuge. Le marié est à une autre table. J'essaie de le cadrer pour estimer la profondeur de champ qui s'avère acceptable.
_ Toujours avec ton mobile à la main n'est-ce pas ?
_ Et oui Célia. Je filme quelques moments pour Estelle qui n'a pas pu venir.
_ On m'a dit qu'elle n'appréciait pas les fêtes de mariages.
_ Oui, ça la rend nerveuse, mais elle est contradictoire car elle aime bien avoir un petit retour pour se rendre compte de l'ambiance après coup. Tu veux lui dire quelques mots ?
_ Non, c'est vraiment pas le jour. Essaie avec Guillaume, peut-être ? Il était à l'enterrement de vie de garçon, il a sûrement des détails croustillants à te raconter sur ses excès de la veille.
_ Laisse tomber, Max, il y a des rumeurs qui courent et Célia pense que j'ai déconné la nuit dernière.
_ du genre ?
_ J'en sais rien, elle ne veut rien me dire. J'ai juste accompagné Hervé dans un bar. On a chanté et bu et je me suis endormi sur une banquette. Maintenant, j'ai droit à la soupe à la grimace...
_ Pauvre chéri !
Je filme la scène à leur insu, puis je me sers du vin et en propose alentour. Les affaires reprennent. J'ai raté un énorme postillon de saumon à ma droite, mais j'ai capté le rire porcin d'une rombière témoin, elle aussi de la scène. Le volume sonore augmente, les langues se délient et des histoires drôles commencent à fuser. Je vérifie pour la forme, mon niveau de batterie. Happé par l'écho de rires gras prometteurs, je néglige le dessert pour me dégourdir les jambes et rejoindre quelques fumeurs à l'extérieur de la salle.
_ Hervé a joué avec le feu hier !
_ Il s'est cramé les fesses tu veux dire !
C'est tout ce que j'ai pu saisir de la conversation. Ils ont éclaté de rire, et par un geste malencontreux, une cigarette a atterri sur une chemise blanche. Un coup classique, mais qui donne souvent de bons résultats au montage. Il faut juste maîtriser l'aller retour entre le visage de la victime et celui du maladroit puis revenir sur le trou de clope. Cela requiert un certain doigté, sinon c'est le flou garanti. Une fois l'incident commenté, ils ont continué à rire plus doucement en terminant leur cigarette et je me suis retrouvé seul avec la mienne à gamberger. Si la cuite de la veille était carabinée, il serait sûrement compliqué d'enivrer le marié ce soir. Il y a pourtant une piste sérieuse à creuser autour de son enterrement de vie de garçon. Je flaire le gros coup. J'ai imprimé le visage des fumeurs. L'un d'eux sera peut-être plus accessible dans quelques heures.
On a poussé les tables dans la salle. Les spots rotatifs lèchent le parquet. Les enfants s'excitent à suivre les reflets de la boule à facettes. Les mariés ouvrent le bal. Hervé danse comme un ours honteux et Sabine l'encourage du regard en guettant de temps à autre l'assistance. J'ai vu pire en la matière, mais je filme leur évolution à l'instar d'une dizaine de cinéastes amateurs. C'est à ce moment-là que le téléphone s'est rebiffé pour retrouver sa fonction première.
_ Estelle ?
_ Perspicace ! Tu t'amuses bien ?
_ Bah, tu ne rates pas grand-chose. Un mariage classique. C'est passionnant comme une étape de plaine.
_ Frustré ?
_ Un peu. Je te retrouve à l'appartement cette nuit ?
_ Comme un petit couple marié, tu veux dire ?
_ T'es chiante Estelle. Ça arrive quoi, une fois par mois.
_ Oui mais c'est pervers à force. Ça devient une idée fixe. Tu t'enfermes des heures pour monter tes images et tu te marres tout seul.
_ OK, et pour cette nuit ?
_ Je serai à mon appartement ce soir. Je t'attends à la seule condition que tu renonces définitivement à massacrer le mariage des autres. Bon, je te laisse le temps de réfléchir, je te rappelle plus tard. Salut !
Je focalise sur les danseurs occasionnels, ceux qui vont chercher le courage au fond des coupes. Je guette les pas de danses improbables et les collisions probables. La mariée est entourée de copines et Hervé reçoit l'accolade de ses beaux parents. Guillaume accuse le coup dans un coin. Célia danse à l'autre extrémité, comme une algue et quelques requins s'approchent.
_ Eh Guillaume, ça n'a vraiment pas l'air d'aller fort.
_ Tu la vois faire la chaudasse sur la piste. J'ai juste pris une cuite, putain ! M'en vouloir pour ça ! Je ne me souviens même plus qui m'a mis dans le taxi pour revenir.
_ Apparemment il s'est passé quelque chose de spécial hier. J'ai entendu des gars dehors qui parlaient d'Hervé. Ça sentait l'histoire de cul.
_ Tu ne vas pas t'y mettre, toi aussi. Il y a eu des tournées de tequila et je me suis senti partir sur la banquette. Mon seul souvenir est qu'elle était rouge.
_ Et les autres, ils en disent quoi ?
_ Les autres ?
_ Je sais pas moi, le marié, les potes avec qui tu étais.
_ Célia me fait déjà la gueule, si elle me voit avec eux, elle va devenir hystérique. Mais pourquoi tu ne demandes pas à Estelle ?
_ À Estelle ?
_ Ben oui, elle était dans le bar hier. Elle est même venue nous faire la bise.
J'ai pris la nouvelle de plein fouet, le téléphone en main. Puis j'ai bredouillé que j'allais lui passer un coup de fil, mais j'ai tapé nerveusement un sms car elle ne répondait pas.
« qu'est-ce que t'a foutu hier soir ? »
J'ai rappelé une dizaine de fois sans succès et j'ai sifflé trois coupes en essayant de refouler l'idée malsaine qui venait me griffer l'occiput. Et puis la réponse est arrivée, un temps de chargement interminable, et la vidéo filmée par Estelle. Estelle à moitié nue au milieu des fêtards, Estelle en train de se faire téter les seins par leurs groins ivrognes, Estelle avec la main gigotant dans le pantalon d'Hervé et Guillaume en arrière plan, qui dormait comme un bébé.
Je me suis accroché à la table et Guillaume m'a tapé sur l'épaule. J'avais envie de l'étrangler. Il n'avait rien fait, mais il aurait sûrement goûté aux seins d'Estelle s'il avait été en état. Il a reculé d'un pas et je suis parti aux toilettes sans mot dire. Je me suis enfermé, assis sur la cuvette, le temps de faire redescendre la rage et de réfléchir. Je n'étais pas prêt à mettre un genou à terre, et Estelle m'a balancé entier dans des sables mouvants. J'ai pleuré. Lorsque je suis ressorti, j'ai entraîné Hervé dehors, loin des convives et je lui ai montré la vidéo. Je tremblais de tous mes membres et lui broyait l'épaule. Il a blêmi.
_ On était tous ivres, je te jure que je ne voulais pas que ça se passe comme ça.
_ J'ai pas envie de discuter avec toi. Je te buterai bien par contre, mais le jour de ton mariage, ça ferait parler la presse. Je vais te dire ce que tu vas faire : Tu as cinq minutes pour te foutre complètement à poil et pour réaliser une jolie glissade sur le buffet sinon je montre immédiatement ces images à Sabine et à tes beaux parents. Cinq minutes, c'est parti. Tu te justifieras comme tu veux. J'en ai rien à foutre!
Je l'ai laissé me supplier dans le vide et suis allé me poster à l'autre bout du buffet, le téléphone prêt à shooter la scène. Il a tenu parole, dans le temps imparti, et s'est vautré comme une baleine avant de s'enrouler comme il le pouvait dans la nappe en papier trempée de champagne. Après quoi, j'ai rangé mon téléphone et rejoint ma voiture. Je n'étais pas en état de conduire. J'ai quand même roulé quelques centaines de mètres, histoire de m'éloigner de tout ça. Puis j'ai coupé le contact et me suis assoupi, vaincu.
C'est le petit matin. J'ai écouté mes messages. Tout un argumentaire, puis des mots d'amour et enfin des cris d'inquiétude. Je roule mécaniquement vers l'appartement d'Estelle, l'estomac scié de hurlements muets. Je vais frapper à la porte sans savoir ce qu'il adviendra de nous. C'était mon dernier mariage, à moins qu'elle ne parvienne au final à me convaincre de franchir le pas. Oui, mettre pour de bon un genou à terre et plonger mon nez entre ses seins qui n'appartiennent qu'à moi.
La mise en scène du bonheur ne m’émeut plus, mais elle me fascine toujours. Aussi, je ne décline jamais une invitation. Il m’arrive même souvent de frauder, lorsque le week-end s’annonce morose, et de me fondre aux convives, le téléphone portable à l'affût. Je serre des mains, j’embrasse des joues lisses et fripées, je savoure le spectacle en m’empiffrant au buffet pendant les temps morts. Le blanc est partout : Mouvant en cascade sur la mariée, solennel et immaculé, en nappe sur les tables, en projection sur les grains de riz, élégant et ourlé sur les bouquets de grands lys. C’est surtout un écran, un décor planté entre verdure et vieilles pierres, où chacun est tenu de jouer un rôle d’apparat. Il y a les démonstratifs qui parlent fort et se sentent chargés de faire régner la dictature du bonheur. Lorsqu’ils vous saisissent par les épaules, vous savez qu’ils ne vous lâcheront pas avant l’éclosion timide d’un sourire de circonstance. En général, je ne m’en tire pas trop mal en m’aidant d’une banalité pointée vers le ciel : Une expression pour chaque variation climatique. Les démonstratifs ne sont pas très regardants sur l’originalité des propos : ils sont toujours pressés d’accoucher d’autres sourires ailleurs. Lorsque l’un d’entre eux, remarque mon œil espion et passe devant, j’évite de le filmer. C’est aussi lié à ma nature contrariante. Prenez une photo de groupe, par exemple. Eh bien mon regard s’attarde immanquablement sur les modestes et les fuyants, ceux dont une partie du visage est mangée par celui d’un autre, ceux qui sortent du cadre parce qu’ils ont rappliqué in extremis et de mauvaise grâce en cédant à la pression ambiante.
Le blanc est partout et j’incarne le gris. Je suis l’ombre sur l’écran. Je n’ai d’yeux que pour les loosers, les erreurs de casting, les endimanchés sans grâce, les danseurs ridicules. Je guette les ratés, les chutes, les nez qu’on cure, les culottes que l’on rajuste, les pets sonores, les postillons qui s’échouent aux commissures des lèvres, les sourires moqueurs et les ressentiments affichés. J’enregistre et je compile mes séquences comme on broie les fleurs pour en extraire l’essence. Il m’arrive parfois d'envoyer le résultat à des intimes et leur hilarité me rassure quant à la singularité de mon hobby. Nombreux sont ceux qui regrettent de ne pas posséder une version satyrique de leur propre cérémonie. Il se peut que je les surprenne un jour en leur postant une version de leur plus beau jour en pièce jointe.
Je me rabats en général sur les seconds rôles, moins attentifs à l’œil espion, mais les cérémonies les plus réussies sont celles où les mariés eux-mêmes, empêtrés dans le doute ou l’émotion, chutent lourdement ou s’enivrent au point de créer des incidents regrettables. Je ressens un bonheur intense à voir sombrer le navire. Il m’arrive parfois même d’en percer la coque. Je m’explique. Je suis celui qui porte des verres de champagne aux nez qui rosissent, celui qui véhicule les propos maladroits, celui qui encourage les gaffeurs et les cuistres, celui qui aiguise la grivoiserie et la perfidie dès qu’il les sent poindre. J’ajoute ma couleur personnelle, mon ombre grise. Je plante la graine de la discorde en espérant le naufrage du grand paquebot blanc. Lorsque cela fonctionne, je le consigne sur un carnet et développe en rentrant chez moi, la nature et la portée de mon intervention. C’est une entreprise risquée qui demande concentration et discrétion. Mon fait d’armes le plus marquant ? Sans doute un échange de gifles entre les pères des époux respectifs. Je ne m’en lasse pas. La première baffe avait surpris sans faire vaciller, mais la réplique cinglante et brutale avait projeté l’agresseur, plutôt chétif, au milieu d’une assiette garnie de profiteroles. Tout cela filmé en gros plan, du début à la fin de la rixe. Je n’avais pas eu beaucoup à œuvrer en amont. La graine était déjà plantée. J’avais juste déplacé un peu plus des propos mettant en doute la vertu de la mariée, et l’honneur bafoué avait fait le reste.
Ma copine ne partage pas mon hobby. Elle a fait preuve de tolérance, mais c'est assez tendu depuis quelques mois lorsque j'annonce que je vais couvrir un mariage. Les premiers temps, elle m'accompagnait et cela donnait lieu à des moments crapuleux pendant ou après la fête. Maintenant, elle me traite de grand malade et je dois louvoyer pour assouvir mon vice. Hier après-midi, elle est partie furibonde en claquant la porte à l'annonce du programme du week-end. Il s'agissait pourtant d'un mariage où nous étions officiellement invités. Je crois qu'elle ne supporte pas mon manque d'engagement personnel. Je ne suis toujours pas prêt à mettre un genou à terre.
C’est un bon mariage aujourd’hui. J’ai déjà repéré quelques acteurs potentiels et Hervé, le marié, nerveux et empoté, suinte sous le soleil. Il rougit, et semble déjà être dépassé par les évènements. Il se pourrait qu’il finisse par chercher un peu de réconfort dans l'alcool. Je connais vaguement Sabine, la mariée. Rien à espérer de son côté. Elle agit en professionnelle, porte sa panoplie à la perfection et ne se dépare pas d’un sourire insolent. Elle n’a pas tremblé d’un pouce pour s’affirmer devant le maire et son maquillage est resté intact après un baiser furtif. En expert, je flaire le mariage de raison. A n’en point douter, il va y avoir des sous-entendus et de la perfidie parmi les convives.
Je félicite la mariée, pose une bise sur son maquillage waterproof et je prends Hervé par les épaules pour éviter ses mains moites. Il me rend un sourire gêné que je regrette de ne pouvoir immortaliser avec mon téléphone. Il bredouille.
_ Tu es venu seul ?
_ Oui, Estelle est devenue allergique aux mariages. Ça la rend morose.
Sabine me file un coup de coude dans les côtes.
_ Elle attend peut-être son tour depuis trop longtemps.
Je souris mollement. Ah, tous ces gens qui veulent absolument que vous fassiez la même erreur qu'eux. Je m'éloigne. Les enfants endimanchés se courent après. J'en croque un qui se fait secouer par sa mère pour avoir renversé du jus d'orange sur sa jupe. Rien de bien folichon à me mettre sous la dent. Je consulte mes messages, rien de neuf là non plus. Pour la forme, je relis le dernier sms injurieux d'Estelle. La phonétique dépouille le contenu de sa hargne. Ça sonne comme un comptine enfantine. Et puis j'aime son côté soupe au lait, alors je souris à nouveau, béatement cette fois-ci.
La nuit tombe et les promesses s'envolent. Quelques anciens s'assoupissent poliment. Le discours des proches, lénifiant, arrache quelques bâillements couverts par des applaudissements convenus et les enfants se gavent de sucreries. Je m'ennuie au buffet et avale deux kirs abandonnés en bord de table. Un bas filé remonte sur une cuisse intéressante. Je croque le tableau, et remonte vers un visage avenant teinté d'un léger reproche. Je rapproche immédiatement le téléphone de mon oreille et invente une conversation pour détourner son attention, mais la femme n'est pas dupe et je m'éloigne sagement. J'adopte la politique du repli, je papillonne autour des convives et tente de saisir au vol quelques potins dignes d'intérêt, mais je ne récolte qu'un maigre butin. Quelques rires farceurs sur d'obscurs absents, un plan de table sans anicroche, des beaux parents apprêtés et ravis. Un couple attire enfin mon attention. Le visage fermé et rageur de Célia et la mine contrite de Guillaume font vibrer l'espoir d'un règlement de compte. Je saisis un plateau et leur propose un verre qu'ils prennent tous deux machinalement. Célia me dévisage curieusement et Guillaume plonge dans son verre comme un poisson asphyxié. Ce sont des connaissances ; j'ai quelques scrupules à planter l'aiguillon entre-eux, mais la soirée est si lisse et je suis installé de manière à pouvoir saisir les deux convives en cas de grabuge. Le marié est à une autre table. J'essaie de le cadrer pour estimer la profondeur de champ qui s'avère acceptable.
_ Toujours avec ton mobile à la main n'est-ce pas ?
_ Et oui Célia. Je filme quelques moments pour Estelle qui n'a pas pu venir.
_ On m'a dit qu'elle n'appréciait pas les fêtes de mariages.
_ Oui, ça la rend nerveuse, mais elle est contradictoire car elle aime bien avoir un petit retour pour se rendre compte de l'ambiance après coup. Tu veux lui dire quelques mots ?
_ Non, c'est vraiment pas le jour. Essaie avec Guillaume, peut-être ? Il était à l'enterrement de vie de garçon, il a sûrement des détails croustillants à te raconter sur ses excès de la veille.
_ Laisse tomber, Max, il y a des rumeurs qui courent et Célia pense que j'ai déconné la nuit dernière.
_ du genre ?
_ J'en sais rien, elle ne veut rien me dire. J'ai juste accompagné Hervé dans un bar. On a chanté et bu et je me suis endormi sur une banquette. Maintenant, j'ai droit à la soupe à la grimace...
_ Pauvre chéri !
Je filme la scène à leur insu, puis je me sers du vin et en propose alentour. Les affaires reprennent. J'ai raté un énorme postillon de saumon à ma droite, mais j'ai capté le rire porcin d'une rombière témoin, elle aussi de la scène. Le volume sonore augmente, les langues se délient et des histoires drôles commencent à fuser. Je vérifie pour la forme, mon niveau de batterie. Happé par l'écho de rires gras prometteurs, je néglige le dessert pour me dégourdir les jambes et rejoindre quelques fumeurs à l'extérieur de la salle.
_ Hervé a joué avec le feu hier !
_ Il s'est cramé les fesses tu veux dire !
C'est tout ce que j'ai pu saisir de la conversation. Ils ont éclaté de rire, et par un geste malencontreux, une cigarette a atterri sur une chemise blanche. Un coup classique, mais qui donne souvent de bons résultats au montage. Il faut juste maîtriser l'aller retour entre le visage de la victime et celui du maladroit puis revenir sur le trou de clope. Cela requiert un certain doigté, sinon c'est le flou garanti. Une fois l'incident commenté, ils ont continué à rire plus doucement en terminant leur cigarette et je me suis retrouvé seul avec la mienne à gamberger. Si la cuite de la veille était carabinée, il serait sûrement compliqué d'enivrer le marié ce soir. Il y a pourtant une piste sérieuse à creuser autour de son enterrement de vie de garçon. Je flaire le gros coup. J'ai imprimé le visage des fumeurs. L'un d'eux sera peut-être plus accessible dans quelques heures.
On a poussé les tables dans la salle. Les spots rotatifs lèchent le parquet. Les enfants s'excitent à suivre les reflets de la boule à facettes. Les mariés ouvrent le bal. Hervé danse comme un ours honteux et Sabine l'encourage du regard en guettant de temps à autre l'assistance. J'ai vu pire en la matière, mais je filme leur évolution à l'instar d'une dizaine de cinéastes amateurs. C'est à ce moment-là que le téléphone s'est rebiffé pour retrouver sa fonction première.
_ Estelle ?
_ Perspicace ! Tu t'amuses bien ?
_ Bah, tu ne rates pas grand-chose. Un mariage classique. C'est passionnant comme une étape de plaine.
_ Frustré ?
_ Un peu. Je te retrouve à l'appartement cette nuit ?
_ Comme un petit couple marié, tu veux dire ?
_ T'es chiante Estelle. Ça arrive quoi, une fois par mois.
_ Oui mais c'est pervers à force. Ça devient une idée fixe. Tu t'enfermes des heures pour monter tes images et tu te marres tout seul.
_ OK, et pour cette nuit ?
_ Je serai à mon appartement ce soir. Je t'attends à la seule condition que tu renonces définitivement à massacrer le mariage des autres. Bon, je te laisse le temps de réfléchir, je te rappelle plus tard. Salut !
Je focalise sur les danseurs occasionnels, ceux qui vont chercher le courage au fond des coupes. Je guette les pas de danses improbables et les collisions probables. La mariée est entourée de copines et Hervé reçoit l'accolade de ses beaux parents. Guillaume accuse le coup dans un coin. Célia danse à l'autre extrémité, comme une algue et quelques requins s'approchent.
_ Eh Guillaume, ça n'a vraiment pas l'air d'aller fort.
_ Tu la vois faire la chaudasse sur la piste. J'ai juste pris une cuite, putain ! M'en vouloir pour ça ! Je ne me souviens même plus qui m'a mis dans le taxi pour revenir.
_ Apparemment il s'est passé quelque chose de spécial hier. J'ai entendu des gars dehors qui parlaient d'Hervé. Ça sentait l'histoire de cul.
_ Tu ne vas pas t'y mettre, toi aussi. Il y a eu des tournées de tequila et je me suis senti partir sur la banquette. Mon seul souvenir est qu'elle était rouge.
_ Et les autres, ils en disent quoi ?
_ Les autres ?
_ Je sais pas moi, le marié, les potes avec qui tu étais.
_ Célia me fait déjà la gueule, si elle me voit avec eux, elle va devenir hystérique. Mais pourquoi tu ne demandes pas à Estelle ?
_ À Estelle ?
_ Ben oui, elle était dans le bar hier. Elle est même venue nous faire la bise.
J'ai pris la nouvelle de plein fouet, le téléphone en main. Puis j'ai bredouillé que j'allais lui passer un coup de fil, mais j'ai tapé nerveusement un sms car elle ne répondait pas.
« qu'est-ce que t'a foutu hier soir ? »
J'ai rappelé une dizaine de fois sans succès et j'ai sifflé trois coupes en essayant de refouler l'idée malsaine qui venait me griffer l'occiput. Et puis la réponse est arrivée, un temps de chargement interminable, et la vidéo filmée par Estelle. Estelle à moitié nue au milieu des fêtards, Estelle en train de se faire téter les seins par leurs groins ivrognes, Estelle avec la main gigotant dans le pantalon d'Hervé et Guillaume en arrière plan, qui dormait comme un bébé.
Je me suis accroché à la table et Guillaume m'a tapé sur l'épaule. J'avais envie de l'étrangler. Il n'avait rien fait, mais il aurait sûrement goûté aux seins d'Estelle s'il avait été en état. Il a reculé d'un pas et je suis parti aux toilettes sans mot dire. Je me suis enfermé, assis sur la cuvette, le temps de faire redescendre la rage et de réfléchir. Je n'étais pas prêt à mettre un genou à terre, et Estelle m'a balancé entier dans des sables mouvants. J'ai pleuré. Lorsque je suis ressorti, j'ai entraîné Hervé dehors, loin des convives et je lui ai montré la vidéo. Je tremblais de tous mes membres et lui broyait l'épaule. Il a blêmi.
_ On était tous ivres, je te jure que je ne voulais pas que ça se passe comme ça.
_ J'ai pas envie de discuter avec toi. Je te buterai bien par contre, mais le jour de ton mariage, ça ferait parler la presse. Je vais te dire ce que tu vas faire : Tu as cinq minutes pour te foutre complètement à poil et pour réaliser une jolie glissade sur le buffet sinon je montre immédiatement ces images à Sabine et à tes beaux parents. Cinq minutes, c'est parti. Tu te justifieras comme tu veux. J'en ai rien à foutre!
Je l'ai laissé me supplier dans le vide et suis allé me poster à l'autre bout du buffet, le téléphone prêt à shooter la scène. Il a tenu parole, dans le temps imparti, et s'est vautré comme une baleine avant de s'enrouler comme il le pouvait dans la nappe en papier trempée de champagne. Après quoi, j'ai rangé mon téléphone et rejoint ma voiture. Je n'étais pas en état de conduire. J'ai quand même roulé quelques centaines de mètres, histoire de m'éloigner de tout ça. Puis j'ai coupé le contact et me suis assoupi, vaincu.
C'est le petit matin. J'ai écouté mes messages. Tout un argumentaire, puis des mots d'amour et enfin des cris d'inquiétude. Je roule mécaniquement vers l'appartement d'Estelle, l'estomac scié de hurlements muets. Je vais frapper à la porte sans savoir ce qu'il adviendra de nous. C'était mon dernier mariage, à moins qu'elle ne parvienne au final à me convaincre de franchir le pas. Oui, mettre pour de bon un genou à terre et plonger mon nez entre ses seins qui n'appartiennent qu'à moi.
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